Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, scène 14, 1673 - Extrait

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Argan est hypocondriaque et ne jure que par ses médecins. Toinette, sa servante, fait tout pour le détourner d’eux. Pour cela, elle se déguise elle-même en médecin. 

ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE en médecin

TOINETTE. – Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans
la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrotes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine ; c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que j’aurais de vous rendre service.

ARGAN. – Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

TOINETTE. – Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Qui est votre médecin ?

ARGAN. – Monsieur Purgon.

TOINETTE. – Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

ARGAN. – Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

TOINETTE. – Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN. – Du poumon ?

TOINETTE. – Oui. Que sentez-vous ?

ARGAN. – Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE. – Justement, le poumon.

ARGAN. – Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.

TOINETTE. – Le poumon.

ARGAN. – J’ai quelquefois des maux de cœur.

TOINETTE. – Le poumon.

ARGAN. – Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE. – Le poumon.

ARGAN. – Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étoient des coliques.

TOINETTE. – Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

ARGAN. – Oui, monsieur.

TOINETTE. – Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

ARGAN. – Oui, monsieur.

TOINETTE. – Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?

ARGAN. – Oui, monsieur.

TOINETTE. – Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

ARGAN. – Il m’ordonne du potage,

TOINETTE. – Ignorant !

ARGAN. – De la volaille,

TOINETTE. – Ignorant !

ARGAN. – Du veau,

TOINETTE. – Ignorant !

ARGAN. – Des bouillons,

TOINETTE. – Ignorant !

ARGAN. – Des œufs frais ;

TOINETTE. – Ignorant !

ARGAN. – Et le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre ;

TOINETTE. – Ignorant !

ARGAN. – Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE. – Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main ; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

ARGAN. – Vous m’obligerez beaucoup.

TOINETTE. – Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

ARGAN. – Comment ?

TOINETTE. – Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous.

ARGAN. – Et pourquoi ?

TOINETTE. – Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

ARGAN. – Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

TOINETTE. – Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place.

ARGAN. – Crever un œil ?

TOINETTE. – Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

ARGAN. – Cela n’est pas pressé.

TOINETTE. – Adieu. Je suis fâché de vous quitter sitôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.

ARGAN. – Pour un homme qui mourut hier ?

TOINETTE. – Oui : pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

ARGAN. – Vous savez que les malades ne reconduisent point.

Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, scène 14, 1673

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